mardi 9 juillet 2013

Une catastrophe évitable


Le monde ferroviaire je connais bien. Je baigne dedans depuis que je suis tout petit, bercé par les histoires de trains que me racontait mon grand-oncle. Il s’y connaissait lui aussi, forcément, puisqu’il avait travaillé aux fameuse shops Angus toute sa vie. Au fil du temps j’ai acquis assez de connaissances pour donner, à titre de bénévole, des tours guidés sur l’histoire ferroviaire au pays, des grands acteurs, des compagnies ainsi que de l’ABC entourant ce monde fascinant.

Plusieurs personnes qui me suivent ici savent tout ça et m’ont donc écrit cette fin de semaine via courriel afin d’avoir davantage de renseignements sur ce qui s’est passé à Lac-Mégantic et comment une telle chose a pu se produire. Voyons voir donc, d’un peu plus près.

Avant toute chose il faut mentionner qu’il existe trois types de compagnies ferroviaires en Amérique du nord; Classe I, II et III. Des compagnies comme le Canadien Pacifique et le Canadien National font partie de la classe I qui possèdent de très grandes flottes de locomotives qui parcourent de très grands réseaux à travers le continent et dont le chiffre d’affaires est de l’ordre de centaines de millions. Aux États-Unis on retrouve le BNSF, CSX et Union Pacific, entre autres. La classe II est représentée par des compagnies plus petites, dites régionales. Leur flotte de locomotive est beaucoup plus petit, tout comme leur chiffre d’affaire. Et finalement on retrouve la classe III, communément appelée en anglais «shortline» (ou courte ligne) qui desservent des petites villes et entreprises locales et dont les rails appartenaient bien souvent à de plus grosses compagnies qui s’en sont débarrassé. La compagnie Montreal, Maine & Atlantic en est une de classe II et fut créée en 2002 par Rail World qui a alors fusionné quatre compagnies menacées de faillite.

Voilà pour ça.

Avant d’aller plus loin prenons le temps de mieux connaître les métiers qui gravitent directement autour du train. Je considère ceci essentiel afin de corriger certaines erreurs que l’on rencontre régulièrement dans les médias, publiés ou sociaux.

  1. Le mécanicien de locomotive. Aussi appelé conducteur, il est celui qui est responsable de l’opération de la locomotive; démarrer, accélérer, ralentir, arrêter… C’est un travail complexe qui place une personne aux commandes de plusieurs milliers de tonnes d’acier en mouvement. Il arrive qu’on le désigne en tant qu’ingénieur, ce qui est une mauvaise traduction du terme anglais «engineer». À éviter aussi est le mot «chauffeur». Ce vieux terme remonte au temps des locomotives à vapeur et désignait celui qui alimentait la chaudière en charbon ou huile lourde. Comme il faisait chauffer celle-ci on lui a donné le nom de chauffeur. Ce métier n'existe plus puisque toutes les locomotives d'aujourd'hui sont soit diésel/électrique ou électrique. Le terme est toutefois resté pour ceux qui conduisent des camions et des autobus. Pour une raison que j'ignore.
  1. Le chef de train. On pourrait aisément comparer celui-ci à un capitaine de navire. Il n’opère pas la locomotive mais c’est lui qui supervise toutes les opérations. Rien ne se fait à bord sans l’autorisation du chef de train.
  1. Le serre-frein. Le terme remonte aux temps jadis du chemin de fer pré datant l’invention des freins à air par Westinghouse. Pour arrêter un convoi les serre-freins montaient sur les toits des wagons, pendant que le train était en mouvement, et serraient manuellement les freins, d’où le terme. Une fois qu’il avait bien serré le frein, le serre-frein sautait sur le toit du wagon suivant et répétait la manœuvre jusqu’à ce que tous les freins aient été serrés, permettant ainsi au train d’arrêter. On peut imaginer les risques encourus, surtout par temps de pluie ou durant l’hiver. Les serre-freins s’occupaient aussi, comme aujourd’hui, du couplage et découplage des wagons. Dans le temps leur ancienneté se calculait souvent au nombre de doigts qui leur restait.

Aujourd’hui pour arrêter, les trains utilisent, comme mentionné dans le paragraphe précédent, un système de freins à air, dont la première mouture fut mise au point par George Westinghouse, de la compagnie du même nom. Ce système repose sur une pression d’air maintenue tout le long du train et dont la source se trouve dans la locomotive de tête. Chaque wagon, peu importe son type, a son système de freinage comportant un jeu de valves et de boyaux. Donc par définition, sans locomotive pas de pression d’air et donc, pas de freins. De façon très simplifiée, on pourrait comparer la locomotive à ces distributrices d’air comprimé qu’on retrouve dans les stations service. Si la machine ne fonctionne pas elle ne fournit pas d’air.

Lorsqu’un train est en mouvement le mécanicien de locomotive est celui qui doit entre autres gérer la pression d’air des freins de tout le train. Quelque chose d’excessivement important, SURTOUT dans les pentes descendantes. Si les freins ne sont pas gérés adéquatement la pression chute alors au point où le train ne peut plus être arrêté et le mécanicien se voit donc obligé d’appliquer les freins d’urgence en pleine côte pour éviter un déraillement aux conséquences terribles. Parfaitement immobilisé, le convoi doit rester comme ça pendant un bon bout de temps jusqu’à ce que la pression remonte. À partir de ce moment le serre-frein n’est plus votre ami.

Il ne s’agit cependant pas du seul système de freinage. Il en existe un autre, manuel celui-là et qui est très comparable à ceux dont j’ai fait mention dans la définition du métier de serre-frein; il s’agit d’une roue de métal (voir la photo du haut) que l’on sert manuellement et qui, une fois bien serrée à fond, empêche le wagon de bouger. Ils fonctionnent sur le même principe qu’à l’époque des serres-freins casse-cou.

Avec ces quelques explications sommaires nous pouvons donc un peu mieux comprendre le fil des évènements qui a conduit à la tragédie de Lac-Mégantic.

Le convoi ferroviaire du Montreal, Maine & Atlantic est composé de 72 wagons-citernes de type DOT-111 (j’y reviendrai) et qui contiennent du pétrole brut. À environ 125 tonnes par wagon le poids total de l’ensemble des wagons oscille à près de 9,000 tonnes. Pour parvenir à tirer tout cela il se trouve cinq locomotives qui ressemblent, si je me fie aux photos, à des General Electric B23 (mais je peux me tromper) et dont la construction pourrait remonter à la fin des années 70.

Le convoi ferroviaire s’arrête près de Nantes sur la voie principale au lieu de la voie d’évitement, un peu au nord-ouest de Lac-Mégantic. L’équipage a terminé son quart de travail et un autre doit prendre la relève plus tard. Entretemps le mécanicien de locomotive (on assume) retire la manette qui permet d’opérer le train mais laisse la locomotive en marche afin que la pression d’air dans le système de freinage soit maintenue. Tout le monde quitte et la locomotive continue de ronronner toute seule sur la voie. Si un pépin se produit il n’y a plus personne pour s’en rendre compte et faire quelque chose. Et ce quelque chose, justement, arrive.

Peu de temps après des gens qui passent remarquent que des flammes s’échappent de la locomotive de tête. Selon toute vraisemblance du carburant diésel gicle sur le moteur. Les pompiers de Nantes arrivent. Ça fait bien la quatrième fois qu’on intervient auprès du Montreal, Maine & Atlantic en huit ans. Ils éteignent l’incendie. Le moteur de la locomotive quant à lui fonctionne toujours et les pompiers, tel que le dicte la procédure, l’arrêtent. Évidemment, comme on l’a vu plus haut, si la locomotive ne fonctionne pas la pression d’air qui maintient les freins dans tout le train chute. Elle chute lentement, évidemment, un peu comme un pneu qui dégonfle. Et lorsque la pression n'est plus suffisante alors le train bouge. De façon imperceptible au début. Puis, la vitesse augmente puisque nous sommes, faut le souligner encore, dans une pente.

Entre Nantes et Lac-Mégantic cette pente est de l’ordre de 1.2% et laissez-moi vous dire que dans le monde ferroviaire, une telle inclinaison c’est énorme. Or, le long d’une voie ferrée, il se trouve des signaux qui, comme sur une autoroute, «parlent». Ils indiquent par exemple la présence à venir d’une courbe et ainsi que les limites de vitesse. Mais le convoi qui descend n’en a que faire des signaux et indications puisqu’il n’y a personne à bord. Le train prend toujours de la vitesse et parvient de moins en moins à rester sur les rails, lesquelles reposent sur des dormants de bois visiblement pourris si l'on se fie au témoignage de gens qui demeurent là-bas. Nous avons ici tous les ingrédients pour un déraillement monstre.

On connait la suite dans toute son horreur.

Ce que nous avons ici est parfaitement caractéristique d’une époque où certaines compagnies tentent par tous les moyens de tourner les coins ronds pour sauver des sous et mettant ainsi la vie de gens en danger. Dans le cas de Lac-Mégantic c’est un train arrêté sur une voie principale alors que sur une voie d’évitement le mouvement du train aurait été arrêté. C’est un équipage minime qui n’a pas prit soin d’appliquer les freins à main sur le train alors qu’ils étaient sur une inclinaison. Qui plus est, ils ont laissé la locomotive fonctionner sans surveillance, sans personne à bord. On ne parle pas ici d’un convoi de grain au milieu de nulle part mais de wagons-citernes remplis de pétrole, des wagons-citernes de type DOT-111 qui devraient tous être retirés des voies ferrées tellement ils sont mal conçus.

Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas d’une panne de freins. Les freins ont fonctionné exactement comme ils doivent le faire lorsque la pression chute. C’est une négligence humaine qui est en cause.Yves Boisvert de La Presse qualifie même cette négligence de criminelle. Alors qu'en est-il? Est-ce que les freins à main ont été serrés correctement sur toutes les locomotives et un nombre suffisant de wagons ou alors pas du tout? L'enquête du BST le dira.

Il y a de cela bien longtemps il se serait trouvé un mécanicien de locomotive, un chef de train et au moins deux serre-freins. On aurait mit le convoi sur la voie d’évitement et on aurait appliqué les freins à main sur les locomotives et sur les wagons. On aurait éteint le moteur de la locomotive, sachant que le train était immobile en raison de l’application des freins à main. Le lendemain matin, à l’arrivée de l’autre équipage, seulement lorsque la locomotive aurait été redémarrée et que la pression d’air dans la ligne aurait été rétablie les serre-freins auraient-ils relâché les freins à main. Si tout ceci aurait été fait il y a quelques jours rien de tout cela ne serait arrivé.

Le problème ici n’est pas le transport de pétrole ou d’aucune autre matière dite dangereuse comme des solvants ou du carburant prêt à la consommation (les pipelines ne sont pas plus sécuritaires en passant) mais celui de la gestion boboche, criblée par ce désir de faire des économies de bouts de chandelles pour empocher le plus de profits possible au détriment de tout le reste. Même de la vie des gens.

Entretemps il y a une communauté qui vit un drame humain épouvantable. De grâce, si vous n’avez pas de parenté là-bas, évitez d’aller y jouer les «touristes» simplement pour voir la scène mais rien ne vous empêche d'aller apporter à ces gens du réconfort. Si vous voulez aider d'une autre façon vous pouvez faire un don à la Croix-Rouge.


23 commentaires:

  1. Excellent texte camarade. J'en ai plus appris ici en 10 minutes qu'en 3 jours à TVA...

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    1. Merci beaucoup mon cher taximan!

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    2. C'est pas à TVA ou autres médias populaires qu'on peut apprendre quelque chose. L'idéal est de faire nos recherches nous même.

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    3. tout a fait d'accord,c'est exactement ça,,(mecanicien pendant 35 ans retraité)et TVA,m'écoeure avec leur recherche de sensassionnaliste,en mélangeant tout.

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  2. Merci pour ces explications claires et nettes.

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    1. Ça me fait plaisir de pouvoir éclaircir les choses.

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  3. Félicitations pour cet article très instructif. Je voulais savoir si à votre connaissance il s'agissait de la pire tragédie ferroviaire au pays?

    Jean

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    1. Merci pour votre commentaire. Jusqu'à maintenant la pire tragédie ferroviaire au pays demeure l'accident du pont de Beloeil en 1864 alors qu'un train de passager du Grand Trunk a plongé dans la rivière Richelieu suite à un signal d'arrêt qui n'a pas été respecté par le mécanicien. Il y eut 99 morts et une centaine de blessés.

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  4. Merci pour la vulgarisation.

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  5. Merci, comme c'est clair dit de cette façon

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  6. J'aime bien votre explication et je sympatise avec tout les gens toucher de près ou de loin par ce malheureux évenement. Par contre ce que je constate, c'est que cette compagnie qui cherche les économies, le fait de facon bien légal. Non ?
    Ce que je constate aussi par raport aux trains en 2013, c'est que les canadien n'ont plus d'interet pour cette magnifique invention qu'est le train. Pourquoi n'avons nous pas de tgv qui nous porterais d'un bout à l'autre du pays? Et pourquoi les trains de banlieues sont ils si apprécier mais si peu nombreux ? le métro de laval est deux fois plus utilisé que prévu...
    J'en vient donc à la conclusion que les politiciens et les gens du pétrole ne pense qu'à leur (Notre) argent.

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    1. Merci pour votre commentaire. D'abord il n'y a rien d'illégal dans le fait qu'une compagnie cherche à faire des économies, là où ça devient nébuleux c'est comment elle cherche à les faire. L'autre problématique de ceci c'est qu'une compagnie peut couper là où le gouvernement dit qu'il n'y a pas de problème mais si ladite règlementation est poussiéreuse et n'a pas été revue ni mise à jour depuis des lustres, ça craint. L'autre aspect de votre commentaire c'est que les gens ont commencé à délaisser le train déjà dans les années 50 alors que les automobiles devenaient de plus en plus abordables, surtout dans le boom économique de l'après-guerre. Depuis ce temps la mentalité nord-américaine est axée sur l'automobile. Combien de bâtiments à Montréal sont passés sous le pic des démolisseurs pour faire des stationnements? Combien de quartiers sont disparus pour faire place à l'autoroute métropolitaine, Décarie, Ville-Marie ou encore le pont-tunnel Lafontaine? Quant aux trains de banlieue c'est effectivement à n'y rien comprendre.

      Pluche

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    2. Très bien structuré - bravo. Mais avons-nous maintenant la certitude que "les freins à main n’ont pas été appliqués nulle part" ?

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    3. Si les freins n'ont pas été appliqués nulle part ils ne l'on pas été sur un nombre suffisant de wagons, incluant les locomotives. Quoiqu'il en soit, le travail n'a pas été fait correctement.

      Pluche

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  7. Je croyais que c'était le contraire dans le système Westinghouse : il fallait justement qu'il existe de la pression pour maintenir les freins "ouverts". Sans pression , justement, tous les freins se ferment. C'est là l'avantage de ce système de freins et c'est pour cette raison que pratiquement toutes les compagnies ferroviaires du monde l'ont adopté ou équivalent. Donc cet article décrit l'exacte contraire de ce qui à pu se passer...sans pression, sans air, sans loco, tout se bloque...
    L'explication que vous apportez à cet tragédie n'est pas la bonne...

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    1. Ce système est celui dit «vacuum brakes». Nous ne l'utilisons pas, ou très peu, en Amérique du Nord.

      Pluche

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  8. Je suis très surpris de découvrir, si j'en crois l'auteur de ce texte, Pluche, que chez vous, amis Canadiens, les freins des trains ne fonctionnent que si la / les locos fonctionnent. Chez nous, en France, et ailleurs en Europe, les freins des trains bloquent en permanence les roues des trains, s'ils ne reçoivent pas une pression d'air suffisante pour écarter les mâchoires des freins. Donc, si problème sur la loco pour fabriquer de l'air comprimé, le train s'arrête. Si un attelage se détache, les wagons qui ne sont plus reliés au train s'arrêtent d'eux mêmes, par le même principe. Vous êtes certain que les trains d'Amérique du Nord ne fonctionnent pas comme chez nous?? Si c'est le cas, je ne prendrais jamais le train en Amérique du Nord!!

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    1. Malheureusement les freins fonctionnent comme je l'ai décrit. Il y a nuance par contre, il s'agit ici d'une compagnie ferroviaire de marchandise qui est loin d'avoir la taille des gros transporteurs comme le Canadien Pacifique ou le Canadien National. S'il se serait trouvé un employé à bord du train lorsque celui-ci s'est mis à bouger, il ne lui aurait suffit que d'appliquer le freinage d'urgence pour que tout le convoi s'arrête.

      Pluche

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  9. Merci pour ces tres interessante lignes :) Triste procedure que de laisser tourner ainssi les moteur plutot que de faire le tours des freins manuelles.. :( Merci encore M.Pluche

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    1. Nombre de procédures sont à revoir. Et il faudra que Transports Canada s'y penche sérieusement.

      Pluche

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  10. Triste procédure que de laisser tourner les moteurs plutot que de faire le tours des freins manuels. Procédure qui aurait due etre proscrite par les autorités depuis longtemps;quand on compte les contraventions payés par les propriétaires de minuscules cylindrés que sont les voitures pour laisser tourner leurs autos, les propriétaire de locomotive devraient payer 25ooo$ (!) pour laisser tourner ces mastodonte inutilement toute une nuit non?! Merci Bcp M.Pluche pour ces lignes tres instructives.Mais Triste moment pour en aprendre sur ces grosses machines. Vraiment qu'a 'notre' argent ces dirigeants,comme vous dites.
    Jean-Sebas

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  11. Comme je l'ai dit plus haut, il y a quantité de procédures à revoir.

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